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27/03/2014

Paul de Roux, Une double absence

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   Vous ne me regardez même pas. Et cela me donne beaucoup de liberté. Je ne sais pas ce que vous pensez. Cela peut être douloureux, en face de vous c'est une chose douce. Vous ne vous approchez pas, vous ne vous éloignez pas non plus. Vous me permettez de rester avec vous. Je sais que le temps que je peux passer ainsi ne dépend que de moi. Vous ne vous enfuirez pas. C'est moi qui, bientôt, ne serai plus en état de rester là. Je m'éloignerai. Je penserai à autre chose. Je prendrai le métro, j'irai au cinéma ou je travaillerai. Il faut faire tout cela, on ne peut pas s'en dispenser. J'ai toujours su que je ne pourrais que vous entrevoir. Que je ne pourrais pas rester longtemps avec vous. Non, cela  n'a rien de pénible. C'est dans votre nature et la nature de notre relation. J'allais dire : « vous ne me ferez pas souffrir, vous », mais aussitôt j'ai pensé : « qui sait ? » Je vous quitte.

 

Paul de Roux, Une double absence, Gallimard, 2000, p. 11.

26/02/2014

Paul de Roux, Entrevoir , préface de Guy Goffette

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              Verger abandonné

 

La mousse du vieux poirier

patiente et douce murmure :

« Ne bougez pas »

et la solidité du bois

du bon vieux tronc

est douceur aussi

et sûr appui.

 

 

                Stèle pour un corbeau

 

Lui aussi menait sa vie, ce corbeau

dont je n'ai vu que le cadavre efflanqué

les plumes noires collées à la terre gluante

sous la frondaison des châtaigniers en fleurs

— c'était en mai. Ce matin de septembre

parmi les premières bogues chues

je ne retrouve pas une plume.

Mais tandis que je bats les feuilles mortes, soudain

dans le bois de la Montagne de Reims

un croassement s'élève, comme en écho

à ma rêverie mélancolique.

 

Paul de Roux,  Entrevoir suivi de Le front contre la vitre et de La halte obscure, préface de Guy Goffette, Poésie / Gallimard, 2014, p. 98, 105.

25/02/2014

Paul de Roux, Au jour le jour, Carnets 2000-2005 (2)

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L'amour d'un jardin, d'une maison à restaurer, d'un palimpseste à déchiffrer. Voilà ce qui unit. On ne partage que le travail.

 

Tout se résume en cela : l'insatisfaction de soi-même.

Alors que l'on n'a que trop tendance à attribuer à autrui la responsabilité de son état. Toute doctrine qui exalte la liberté et la responsabilité de la personne est, de ce point de vue, excellente.

 

Plus un art est grand, moins on peut en voir de pièces. On s'aperçoit soudain que tel tableau, telle sculpture dit tout ce que l'on était susceptible d'entendre à l'instant et il ne reste plus qu'à s'éloigner pour ne pas être indigne de nouvelles rencontres.

 

                                                           Jour et nuit

 

                                             Grande balançoire, ces ondulations,

                                             terre s'étendant en vergers, moissons,

terre levée en buttes et bosquets

à l'horizon qui bleuit, se recueille

sous quelques pâles nuages,

langue ancienne dont nous avons oublié l'alphabet

tracé ici avec une touffe  d'herbe, un poirier,

terre ancrée dans les étoiles, révélées

si t'éveille la hulotte.

 

Paul de Roux, Au jour le jour, Carnets 2000-2005, édition établie par Gilles Ortlieb,  Le bruit du temps, 2014, p. 131, 148, 161, 190.

 

 

 

24/02/2014

Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005

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   Le sentiment de la nature, de son "étrangeté" est peut-être le degré le plus bas  de la perception du non-humain, de la perception de puissances qui ne relèvent pas de l'espèce humaine. Oui, c'est peut-être quelque chose de très primaire, mais c'est du moins quelque chose qui vous arrache à la toute puissance de nos sociétés humaines, faisant craquer les bornes d'un univers artificiellement clos, tel celui de la "ville tentaculaire".

 

   Je me suis dit soudain que le Louvre était mes sentiers, mes bois, mes montagnes perdus. Ce n'est pas que l'esprit, c'est aussi, tout autant, la chair du monde que je retrouve ici fugitivement.

 

   Je brouille le monde en moi. Le chaos intérieur donne un reflet chaotique du monde. Je ne vois rien, je n'entends rien, je ne sens rien. La perte est immense. Et comme était modeste, la provende que je faisais à travers champs ! Quelques piécettes de l'incalculable fortune proposée. Aujourd'hui cependant, seule leur réminiscence conserve un certain éclat dans la besace du passé. La lumière, le vent, ce qui ne se stocke pas, ne s'emporte pas dans la poche, cela seul peut-être s'accorde à quelque chose de très intime, en un point où cœur, sens, esprit coïncident, se confondent.

 

Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005, Le bruit du temps, 2014, p. 48, 56, 80.